LURVE ISSUE 11 - MIGRATING

 

ABSTENTION DE LA PENSÉE  

WORDS BY JOHN JEFFERSON SELVE

 
 

Je suis exténué. Nous sommes épuisés. Cette phrase revient comme une ritournelle depuis l’automne dernier. Cette phrase semble être l’alliage le plus solide de ce qui constitue une société à bout de souffle. D’où vient ce sentiment d’exténuation généralisée, et pourquoi n’arrivons-nous pas à en situer la source, et à circonscrire le malaise qui accompagne cette Europe, qui, je le rappelle, comporte les pays les plus riches et les plus privilégiés de la planète. Essayez un instant de réfléchir à un endroit où il fait meilleur vivre, en prenant en compte la santé, la richesse, la paix, etc. Il n’y en pas. Et pourtant l’homme européen se vit comme malade, voire au bout du rouleau. Pour parler avec des Grecs, des Italiens, des Allemands, je dirais que cet accablement psychique est européen mais je vais, ici, décrire la situation française. Elle n’a plus rien à voir avec un certain nihilisme de principe, parce que ne plus rien croire est encore un geste. Elle s’apparente bien plus avec un principe d’abstention, un dégoût comminatoire de toute forme de représentation politique. Tant ceux qui nous gouvernent ont méticuleusement désenchanté le contrat social nécessaire à notre République. 

Je ne m’exprimerai ni au nom des plus pauvres, ni au nom des plus riches qui échappent pour des raisons évidentes au dressage par la consommation que vit la classe moyenne depuis son avènement jusqu’à sa molle suffocation aujourd’hui par le bombardement médiatique, instillant la peur, le repli et la docilité. Mais revenons à cette fatigue que j’évoque et dont je borne artificiellement la naissance à l’automne dernier. Il se passa alors un événement. À l’époque de la prolifération démesurée des images, une photographie va arrêter un instant le mouvement mondial de digestion toujours plus passive de l’information : il s’agira du cadavre du petit Aylan Kurdi, enfant syrien mort noyé, comme tant d’autres depuis. Elle réveilla le temps d’un spasme de bonne conscience la capacité d’indignation et d’empathie des gens. Avant d’être récupérée par la machine à broyer médiatique. La pointe ultime de cette récupération fut l’interprétation par l’artiste contemporain Ai Weiwei dont la démarche infantile de création me fit penser aux graphistes à l’affût du prochain attentat terroriste pour balancer leur panneau typographique indigné sur les réseaux sociaux. 

Le soubresaut d’indignation fut de courte durée, apeurés que nous fûmes par l’arrivée massive de migrants en Europe. La France fut le pays le plus inquiet et le plus récalcitrant alors qu’elle n’accueillait qu’un nombre minime de migrants par rapport aux autres pays de l’Europe. Les journaux ne parlèrent que de ça. Nous étions envahis, la xénophobie médiatique s’exprimait, occultant du même coup les milliers de Français révoltés par cette situation et qui aidèrent en grand nombre ces réfugiés. Associations, villages, etc. Bien sûr, ces actions étaient moins vendeuses. Le repli pulsionnel par la peur était la formule marchande pour les médias, le reste n’avait que peu d’intérêt. Il est important de souligner ici la coupure nette entre le peuple, ses actions et ses pensées, et ses représentants politiques et médiatiques. Enfin, le recul mental médiatique fut absolu puisqu’une information essentielle n’eut aucune résonnance, elle venait de l’ONU : dix mille enfants réfugiés disparurent des écrans sur le territoire européen l’année précédente. Le petit Aylan était loin maintenant.  

Trump allait devenir, contre toute attente, prési- dent des États-Unis. Nous étions au cœur de l’automne, la France médiatique se délectait du cataclysme américain pendant qu’elle démantelait la « jungle » de Calais où vivaient des milliers de réfugiés syriens rêvant d’Angleterre. Tout en frissonnant sournoisement de la montée du front national sous fond d’opération Vigipirate. Au cœur de l’hiver l’Europe admonesta la Grèce, laissée pour morte économiquement deux ans plus tôt par l’intransigeance ultra libérale allemande. On lui fit la leçon parce qu’elle n’avait pas les conditions parfaites pour accueillir les migrants qu’elle-même ne voulait pas. L’arrogance politique était sans borne. L’Europe n’existait plus. Le Brexit fut un non-événement. Nous avions atteint l’absence de sens. Nous nous abstenions d’y penser. L’hiver s’annonçait bien. Nous savions depuis le printemps précédent que le gouvernement socialiste appliquait une répression sévère envers tous ceux qui s’indignaient de voir cet État fantoche en génuflexion devant l’orthodoxie du marché libéral mondial.  

Les manifestations en France contre la loi Travail permirent de réaliser que notre gouvernement de gauche libérale et progressiste n’hésiterait pas à se servir de la police pour mâter le peuple dans la rue avec une violence inédite pour ce genre de manifestation qui ne réclamait que la justice sociale. La rupture politique eut lieu à ce moment-là. Comme l’écrit la philosophe Marie-José Mondzain dans son dernier ouvrage Confiscation des mots, des images et du temps : « Aujourd’hui c’est dans un climat d’incrédulité et de méfiance que se répand le soupçon généralisé au sujet de ce que sont les “mensonges” des pouvoirs. “On ne peut plus croire personne” est la formule qui alimente les théories du complot. Comme le remarquait Thucyclide, quand plus personne n’est fiable, quand les contrats sont violés, les promesses non tenues, la question n’est plus “qui croire ?” » mais “que croire ?”. » C’est là que la doctrine vient remplir le vide laissé par les voix mensongères et les voix de ceux qui ne tiennent pas leurs promesses. Ce vide ainsi créé est aussi une stupéfaction. À chaque fois, les méfaits vont plus loin. L’abstention à penser cela est un bou- clier de verre pour la classe moyenne. Mais celui-ci commence à se fissurer. 

C’est dans ce climat que l’hiver se poursuivit. Le démantèlement de la « jungle » de Calais conduisit au déplacement des réfugiés syriens vers Paris. Ils se réfugièrent vers Stalingrad, Jaurès, sous les rails du métro parisien, à quelques centaines de mètres d’une toile de tente géante qui servit de centre d’hébergement. On aurait dit une œuvre cauchemardesque de Jeff Koons. Et cette impression d’une contamination de la réalité par les dispositifs les plus marchands de l’art contemporain se renforça quand la Mairie de Paris disposa d’énormes rochers sous le métro afin que les migrants ne puissent plus y dormir. Elle interdit ensuite la distribution de nourriture. Nous nous serions cru au pal- ais de Tokyo. Les barrières proliférèrent de partout. Comme si la maire socialiste de Paris n’était plus concernée que par les loisirs et le concept de parc humain. En pleine crise des réfugiés, elle vantait l’installation future d’un parc naturiste à Paris. Son sourire hallucinant à l’annonce de l’événement tranché avec l’indifférence absolu des Parisiens à son programme. Elle vivait dans son monde. Les hommes politiques vivent dans leur monde. Et il n’a rien à voir avec la réalité des gens. 

Pendant ce temps-là, la police socialiste française sous couvert de tension antiterroriste en profitait, comme à son habitude pour matraquer les récalcitrants, et faire preuve de fermeté envers les plus pauvres. C’est ainsi qu’un adolescent français noir se retrouva cernés de policiers le violant avec une matraque. Les mouvements de protes- tations qui s’ensuivirent furent immédiatement réprimés et la police mise hors de cause. Nous pourrions ici continuer la litanie des exactions racistes et policières amendées par l’État mais ce n’est pas tout à fait notre propos.

L’hiver se termina par une déréliction politique surréaliste. D’une certaine façon, il y eut un côté positif, cela cassa la campagne présidentielle dans ses thèmes de prédilection : la peur de l’étranger, les réfugiés et la définition identitaire sécuritaire n’avaient plus vraiment d’importance. Les Français virent étalés au grand jour la corruption politique et la petitesse de la plupart de ses représentants. C’était du mauvais théâtre de boulevard. C’était le début du printemps. Nous vîmes se réaliser ce que nous pressentions depuis un bon moment. L’absence assumée, précise et concrète d’un régime démocratique clair. L’oligarchie politique avait mis en pièce l’idée même de parole et de langage. 

La France ressortait ses tambouilles internes de fonctionnement, les mensonges succé- daient aux mensonges. Nous étions dans les petits faits et le rejet total de ces grands partis politiques traditionnels allait s’ac- centuant. Toutefois, médias et politiques continuèrent comme si de rien n’était, se délectant jusqu’à la lie de leur propre crasse idéologique. Ils s’abstenaient de tout remède alors que plus rien ne pouvait être pensé dans ce régime. Chacun tentait de préserver ses privilèges de caste.

Mais ce désastre de la campagne présidentielle française, cette falsification de toute parole et de tout désir de réfléchir la société et le monde ôta la fatigue qui s’était installée depuis la fin de l’été. Tout cela était peut-être temporaire et retomberait bien vite après la future élection. En attendant, rarement je n’avais vu autant de gens différents discuter, dialoguer ; quelque chose de l’ordre d’un espoir qui ne peut plus s’avouer se ranimait à l’idée d’en finir avec les partis traditionnels corrompus à la même logique. Et la France renoua avec son identité schizophrénique : sa crainte maladive de l’autre, son pessimisme et son égoïsme que nous savons depuis la Collaboration sous la Seconde Guerre mondiale, mais elle renoua aussi avec ses idées, sa capacité à vivre ensemble, son instinct de protection des plus faibles que nous savons depuis plus longtemps encore puisqu’il s’agit de cette – alors, improbable accélération – que fut la Révolution française. Comme nous savons aujourd’hui, hérité de cette période, que l’inéluctable ravage ultra libéral que l’on nous sert à longueur d’année ne peut plus être la solution.

L’abstention de la pensée qui couvait consciencieusement les esprits depuis bien longtemps va disparaître un moment. Il le faut. Quel que soit le résultat de la prochaine élection présidentielle française. Nous devons nous positionner. Redéfinir des règles et des tactiques internes. S’extraire de son quant-à-soi, de cette anesthésiante abstention de la pensée occidentale qui fait qu’aujourd’hui encore nous pouvons savoir avec la plus grande indifférence qu’une gigantesque famine en Afrique de l’Est fera des centaines de milliers de morts sans que cela nous touche. Nous sommes encore en- gourdis, c’est un fait.

Mais au moment où la planète suffoque, où l’obscénité de l’information nous a tous rendus aveugle d’égoïsme, il réside un mince espoir, une ouverture sous forme de contre-attaque qu’il nous faudra absolument saisir si nous ne voulons pas, nous et nos enfants, nous abstenir de toute humanité.